Oedipe explique l’énigme du Sphinx – 1808. Salon de 1827
par Jean-Auguste-Dominique Ingres (Montauban 1780 – Paris 1868)
« Dans tout mon corps, je découvre une autre loi, qui combat contre la loi que suit ma raison et me rend prisonnier de la loi du péché qui est dans mon corps. Quel homme malheureux je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? »
(Lettre de Saint Paul aux Romains 7, 23-24)
ENTRÉE
Œdipe est un héros de la mythologie grecque. Fils de Laïos, roi de Thèbes, et de Jocaste, il est abandonné à la naissance, à cause d’une prophétie déclarant qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Il est sauvé et élevé dans l’ignorance de son origine. Jeune adulte, il découvre la prophétie qui le concerne et fuit ses parents adoptifs, pensant ainsi échapper à la réalisation de son funeste destin. Sur la route, il rencontre Laïos dont il ignore qu’il est son père biologique. Il se dispute avec lui et le tue.
Arrivé à Thèbes, il décide d’affronter le sphinx, un monstre moitié femme, moitié animal, qui tue les voyageurs ne sachant pas répondre à l’énigme : « Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? » (Pseudo-Apollodore, Bibliothèque,III,5,8). Le régent de Thèbes promet la main de Jocaste à celui qui réussira à débarrasser la région du sphinx. « Œdipe trouva la solution : il s’agissait de l’homme. De fait, lorsqu’il est enfant, il a quatre jambes, car il se déplace à quatre pattes ; adulte, il marche sur deux jambes ; quand il est vieux, il a trois jambes, lorsqu’il s’appuie sur son bâton » (Ibid.). Alors le sphinx se tue en se précipitant du haut d’une falaise. La main de la reine veuve Jocaste, en réalité sa mère, et la couronne de Thèbes lui sont alors offertes. Malgré les efforts d’Œdipe, la prophétie s’est réalisée.
LECTURE DE L’OEUVRE
Dans un paysage rocheux et escarpé, Œdipe et le sphinx se font face. Véritable athlète dénudé, le premier incarne l’image traditionnelle du héros, lances à la main, drapé à l’antique. La sphinge est une divinité des Enfers : elle a un visage et une poitrine de femme, un corps ailé, des pattes de lion et une longue queue. Tapie dans l’ombre d’une grotte, cette créature hybride représente les forces obscures. La patte levée et la queue menaçante, elle est prête à bondir sur le héros pour le mettre à mort. S’il échoue dans sa réponse, Œdipe sera dévoré comme les précédents voyageurs ; un pied et des ossements évoquent la mort, tandis qu’à l’arrière-plan un compagnon épouvanté s’enfuit vers Thèbes.
De profil, penché en avant, mais le pied solidement posé sur la roche, le doigt tendu vers le monstre, Œdipe, en pleine lumière, est triomphant. Il fixe calmement le monstre des yeux, réfléchit et donne la réponse exacte : l’intelligence humaine et sa beauté sont vainqueurs de la monstruosité. Déjà l’obscurité s’éloigne de la ville de Thèbes, en arrière-plan.
À première vue, Ingres semble préférer cet éloge du héros à l’évocation du destin incestueux où celui-ci s’enfonce pourtant inexorablement. La mise en scène paraît affirmer que la raison l’emporte et permet à l’homme de conquérir sa liberté. Il n’y a qu’un détail qui pourtant ne cesse d’attirer notre œil : ce pied en bas à gauche nous parle d’un meurtre récent et caché. Curieusement, les lances pointent vers lui… Une victime du sphinx ? Ou alors le rappel discret du parricide ? Quelle monstruosité effraie le plus l’homme en arrière-plan : la violence du sphinx ou la réalité cachée et bientôt dévoilée de la terrible destinée d’Œdipe ?
ECHO SPIRITUEL
L’homme peut-il conquérir sa liberté par ses propres forces ? La modernité semble proclamer la victoire de la raison donnant à l’homme la maîtrise de son destin. Pourtant, un soupçon grandit : sous l’habit de la raison, l’homme serait le jouet des conditionnements psychiques (Freud parle justement du complexe d’Œdipe), sociaux ou instinctifs. Alors, l’individu contemporain semble parfois croire que sa liberté consiste à ne vivre que selon ses pulsions ou son identité de clan. Comme si cette part inconsciente de son existence était sa vraie nature et qu’il fallait lutter contre toutes les contraintes qui entrave sa libre expression. Quelle compréhension réductrice de l’être humain, non ?
La liberté authentique est-elle possible ? La victoire du Christ contre le mal et la mort ouvre un chemin pour tous ceux qui la cherchent véritablement. Il se propose de vivre en nous par son Esprit d’amour et de nous permettre de répondre à l’appel du Dieu créateur : « deviens ce que tu es vraiment : mon enfant bien-aimé. »